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Cycle Jean Giono Un texte de Jean Michel

vendredi 13 décembre 2019 @ 14:58:21

Sujet : Texte relatif à des poèmes ou de la prose poétique

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LETELLIER   TERRE d'OR

Ennemonde, comme les vieux ceps à l’automne, sentait confusément que la sève refluait dans tous ses membres.
Seul le souvenir vivace d’un passé florissant, maintenait encore un embryon de lumière alors que l’obscurité d’un hiver qui approchait, envahissait de plus en plus son ciel.
Son Clé des Cœurs qui lui avait apporté tant de joie et d’amour n’était plus là pour lui tenir chaud la nuit lorsque le vent rôdait comme une couleuvre sifflant sur les tuiles de sa maison.
Ce fut comme un coup de tonnerre, une foudre brutale qui la frappa, le jour où dans une cabriole, suite à un repas quelque peu aviné, il se tordit le coup en retombant.
On entendit un craquement sec comme un coup de fouet, elle en gardait encore le souvenir dans sa tête. On le vit gesticuler un moment comme un gros ver, les yeux écarquillés disant une surprise absolue, la bouche ouverte il s’affaissa définitivement.


De ses filles, elle ne savait plus rien ; chacune était partie, l’une après l’autre, comme des feuilles qui quittaient l’arbre au vent mauvais. L’une avec un marchand de vin rougeaud qui avait une cave à Marseille où l’on ne vendait pas que du vin le soir. La plus petite, qui avait eu la grosse maladie et faillit se pendre au chêne de la cour, avait fini dans les bras de la Vierge Marie, recluse dans un carmel d’où elle ne sortait plus. L’ainée, toujours aussi véloce en mathématique, avait épousé un vieux pianiste concertiste et parcourait le monde où elle brillait à discourir de l’incomplétude fractale des ensembles de Mandelbrot.

Au moins toutes étaient casées !

Maintenant elle se hissait difficilement de son fauteuil pour claudiquer, appuyée sur sa canne, cheminant à petits pas vers sa grande terrasse élevée. Les bras généreux et aimants de ses deux fils n’étaient plus là pour la soutenir.

Le plus jeune avait fini sa route abruptement dans le bled algérien au moment des évènements. De lui on n’avait retrouvé qu’un corps sans tête à ce qu’ils lui avaient dit et il valait mieux qu’elle ne le voit pas !

Alors elle avait laissé filer en terre son cercueil plombé dans le cimetière de Draguignan où sont alignés les héros d’une guerre que l’on oublia.

Restait encore l’ainé, sa perle rare. L’Algérie et le Sahara l’avaient pris tout entier. Embrigadé dans un régiment méhariste, il avait parcouru les dunes et donnait parfois de ses nouvelles. Elle savait qu’il s’était marié avec une négresse rachetée à un arabe et qu’ils s’étaient fixés quelque part dans les sables. Il lui faisait des enfants, sans doute tous noirs comme des olives mures, à savoir même s’ils parlaient français là-bas ! Elle recevait une lettre par an, à chaque ramadan quand la lune tournait.

Elle arriva sur la terrasse, le soleil de l’après-midi  inondait le côté de la maison et réchauffait son vieux corps. Elle ressentait une grande fierté dans cette illumination brutale du soleil déclinant, un grand bonheur, l’espace d’un instant, à balayer tous ses biens qui s’étendaient jusqu’à l’horizon lointain où se réfugiaient les saules au bord de l’étang. Ses terres étaient couvertes de blé, d’avoine, de légumes et s’y affairait la grande meute des petites mains.

Puis, lasse de ce ballet bien ordonné, la maîtresse sentit grandir de plus en plus ce grand vide qui l’habitait où le futur même ne sèmerait plus aucune graine. Alors elle rentra avec sa peine alors que le soleil avalait le couchant.

 

Jean Michel




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